Article written by Bastien Girard, in French and English.

L’espace et le développement régional dans l’UE : le cas de la Guyane française
Introduction
Depuis la Guerre froide, la politique spatiale a souvent été considérée au prisme des concepts des Relations Internationales. Toutefois, limiter la compréhension de la politique spatiale à ses dimensions de puissance, de paix ou de conflictualités tend à la déconnecter des individus et des territoires qui la font et qu’elle affecte. En effet, nous assumerons ici un autre référentiel : l’espace intersidéral, c’est local et social !
La Guyane française est un très bon exemple de la construction locale de la politique spatiale européenne. Après la décision du Premier ministre français Georges Pompidou en 1964 d’en faire un port spatial pour la France et l’Europe, le Centre Spatial Guyanais (CSG) fut le lieu de 250 tirs à la date du 26 novembre 2019. La Guyane est au cœur de l’autonomie stratégique européenne dans l’accès à l’espace, et ainsi in fine, dans l’utilisation de l’espace. Elle sera très prochainement le lieu d’envoi des nouvelles fusées européennes Ariane 6 et Vega C ainsi que les micro-lanceurs de l’entreprise allemande Rocket Factory Augsburg AG (RFA).
Après le départ français des plateaux sahariens, le choix de la Guyane française comme port spatial a d’abord été justifié par des considérations géographiques et techniques. La large ouverture atlantique de la Guyane facilite les lancements pour l’orbite géostationnaire, très utilisé pour les satellites de télécommunications, et pour l’orbite polaire, idéal pour les satellites d’observation de la Terre. Aussi, la proximité de l’équateur maximise l’effet de fronde, c’est-à-dire l’utilisation de la rotation de la Terre pour fournir une vitesse initiale à la fusée et réduire l’utilisation de carburants. Enfin, la moyenne densité de population du territoire permet d’assurer un plus grand niveau de sécurité aux lancements.
Aussi, au regard de l’expérience du port spatial guyanais, comment espace et développement régional sont-ils interdépendants ?
Le spatial guyanais, un îlot de richesse dans un océan de pauvreté
La filière spatiale européenne a une influence majeure sur le développement économique de la Guyane. Depuis 2000, le spatial est à l’origine de près de 15% de la production de richesse du territoire et représente 80% de ses exportations.(1) En Guyane, 9% de la population active a un emploi lié à l’activité spatiale, incluant 800 emplois directs mais aussi des emplois indirects et induits.(2) Toutefois, la Guyane restait en 2017 l’une des régions les plus pauvres d’Europe, avec un PIB régional par habitant de €16 200 par an et près de 35,3% de la population active au chômage.(3) Le député de la circonscription de Cayenne, Gabriel Serville, nous l’exprimait ainsi : « Le spatial est forcément présent dans le quotidien des Guyanais mais [ceux-ci] souffrent de maux incommensurables. » Les acteurs locaux du spatial nous ont ainsi décrit le manque d’infrastructures (routes, écoles ou hôpitaux). Ils ont également relevé l’inefficacité des investissements publics, parfois dilués dans des réseaux de corruption et toujours mis en difficulté par la géographie du territoire (recouvert à 94% par la forêt amazonienne) et sa très forte croissance démographique. (4)
Des frustrations aux revendications politiques anticoloniales
Selon l’anthropologue américain Peter Redfield, le spatial guyanais serait le symbole d’une modernité ultra-technique occidentale imposée, qui sous-tendrait fortement une double question coloniale et raciale.(5) Dans ce sens, si un certain nombre d’infrastructures sont de très haut niveau, à l’image du Grand Port Maritime de la Guyane, elles servent d’abord l’activité spatiale européenne. D’importants investissements sont directement orientés vers les infrastructures spatiales, à l’image de la rénovation du CSG financée par le CNES et l’Agence spatiale européenne à hauteur de €759 millions entre 2020 et 2024. En outre, un ancien directeur du CSG nous a confié que, au-delà de la question des écarts importants de revenus entre les ingénieurs du spatial et le reste de la population guyanaise, 25% des emplois du CSG proviennent de la métropole française pour une durée limitée. Enfin, selon les syndicats guyanais, beaucoup des emplois locaux viendraient également de métropole. Dans le même temps, selon Gabriel Serville, le secteur spatial est parfois vu par les Guyanais comme un « parasite qui ne rapporte pas suffisamment ». Cet argumentaire se fonde sur la forte diminution de la part du secteur spatial dans l’économie guyanaise depuis 1990 (6) et le non-assujettissement du CSG à certains impôts. Aussi, le spatial guyanais est régulièrement pris pour cible par les indépendantistes.
Déjà en 1985, le président de la République française François Mitterrand interrogeait : « Comment pouvons-nous continuer à lancer des fusées sur fond de bidonvilles ? » Aussi, les acteurs du spatial français et européen se sont investis pour le développement de la Guyane.
Le spatial pris en otage pour le développement de la Guyane
Un membre de direction d’une entreprise spatiale établie en Guyane nous a bien décrit comment le spatial jouait le rôle d’une loupe politique sur la situation sociale du territoire. Les collectifs locaux ont bien compris que le spatial est leur meilleur outil pour se faire entendre au sein des enceintes gouvernementales, ce fusse-t-il au détriment de l’activité spatiale. Les mobilisations dans les rues de Cayenne et de Saint-Laurent-du-Maroni n’ont cessé de se multiplier et de gagner en intensité, bloquant régulièrement le CSG et les lancements par des barrages routiers. En 2017, les ingénieurs travaillant sur la base ont pu témoigner de leur effroi face aux émeutes. Le barrage du CSG pendant cinq semaines et son occupation par des manifestants ont nécessité d’évacuer en catastrophe des centaines de personnes, notamment de clients américains et russes d’Arianespace. Ils ont longuement retardé un lancement d’Ariane 5 transportant des satellites brésilien et coréen.

Des tentatives de conciliation
Déjà en 1985, le président de la République française François Mitterrand interrogeait : « Comment pouvons-nous continuer à lancer des fusées sur fond de bidonvilles ? » Aussi, les acteurs du spatial français et européen se sont investis pour le développement de la Guyane. Porté par des personnalités telles que le socialiste Elie Castor, député de 1981 à 1993, le spatial guyanais a été effectivement pensé comme outil de développement du territoire. Entre 2014-2020, le plan Phèdre II recouvre €50 millions d’investissements du CNES pour des projets scientifiques et numériques tels que l’équipement de salles de classe en ordinateurs. Depuis 2000, la mission Guyane du CNES a également eu pour objectif de mettre les technologies spatiales, notamment les satellites de télécommunication, au service de la Guyane. Toutefois, des voix s’élèvent de plus en plus contre le « saupoudrage des crédits » et pour le recentrage du spatial sur son cœur de métier.(7) Cela n’empêcha pas la signature du protocole Pou Lagwiyann dékolé le 21 avril 2017, qui comprenait €1086 millions d’investissements de l’État pour le développement territorial et l’engagement du président de la République française Emmanuel Macron de centrer l’activité de l’Université de Guyane sur les métiers du spatial.(8) Seul l’avenir pourra montrer si ces engagements pour résorber les inégalités sociales et pérenniser l’activité spatiale en Guyane sont suffisants.
Conclusion
La politique spatiale européenne et le développement de la Guyane française sont interdépendants, pour le meilleur et pour le pire. Aussi, la Rocket Science la plus avancée reste profondément affectée par le social et le territoire qui la construisent, et ne peut faire l’économie de les négliger.
Les manifestations en Guyane ont montré la nécessité de reconstruire le lien entre les Guyanais et le secteur spatial européen. Dans un journal local, le maire de Kourou François Ringuet appelait à faire très attention au spatial européen, d’autant que les innovations portées par le NewSpace rendent l’utilisation du CSG relativement plus couteuse et moins pertinente.
De plus, ces manifestations reposent la question du lien entre l’Europe et ses régions les plus périphériques. Le monopole guyanais sur les lancements européens est remis en cause par les velléités de développement de ports spatiaux en Suède, en Italie, au Portugal, en Écosse et en Irlande. Cette concurrence interrégionale accrue appelle à une stratégie européenne de coordination cohérente pour le développement des infrastructures spatiales européennes, afin de répondre aux enjeux d’innovation et de rentabilité, mais également de développement socio-économique des territoires européens. En effet, la prise en compte de ce dernier enjeu est une condition nécessaire pour une utilisation éthique de l’espace pour le futur, d’autant plus si elle est amenée à s’intensifier.
Outer-Space and Regional Development in the EU: the Case of French Guiana
Introduction
Since the Cold War, outer-space policy has often been viewed through the lens of International Relations concepts. However, limiting the understanding of outer-space policy to its dimensions of power, peace or conflict tends to disconnect it from the individuals and territories which make it and which it affects. In fact, we shall assume here another frame of reference: intersidereal space is both local and social!
French Guiana is a very good example of the local construction of European space policy. Following the decision by French Prime Minister Georges Pompidou in 1964 to make it a space port for France and Europe, the Guiana Space Centre (GSC) was the site for 250 launches on 26 November 2019. French Guiana is at the heart of the strategic autonomy of Europe in terms of access to space, and thus ultimately in the use of space. It will very soon be the launch site for the new European Ariane 6 and Vega C rockets, as well as micro-launchers of the German company Rocket Factory Augsburg AG (RFA).
After the French departure from the Saharan plateaus, the choice of French Guiana as a spaceport was initially justified by geographical and technical considerations. The wide Atlantic opening of French Guiana facilitates launches for the geostationary orbit, which is widely used for telecommunications satellites, and for the polar orbit, which is ideal for Earth observation satellites. Also, its proximity to the equator maximizes the slingshot effect, i.e. the use of the rotation of the Earth to provide the rocket with an initial speed and reduce the use of fuel. Finally, the average population density of the territory ensures a greater level of safety for launches.
Therefore, considering the experience of the Guyana Spaceport, how are outer-space and regional development interdependent?

Space Guyana, an Island of Wealth in an Ocean of Poverty
The European space industry has a major influence on the economic development of French Guiana. Since 2000, space has been the source of nearly 15% of the wealth production of the territory and accounts for 80% of its exports.(1) In French Guiana, 9% of the working population has a job linked to space activity, including 800 direct jobs but also indirect and induced jobs.(2) However, in 2017 French Guiana remained one of the poorest regions in Europe, with a regional GDP per capita of €16 200 per year and almost 35.3% of the working population unemployed.(3) The Member of Parliament for the Cayenne constituency, Gabriel Serville, put it this way: “Space is inevitably present in the daily life of the Guyanese but [they] suffer from immeasurable ills.” Local space actors described the lack of infrastructure (roads, schools or hospitals). They also pointed out the inefficiency of public investments, sometimes diluted in corruption networks and always put in difficulty by the geography of the territory (94% covered by the Amazonian forest) and its very high demographic growth.(4)
From Frustrations to Anti-Colonial Political Demands
According to the American anthropologist Peter Redfield, Guyanese space is the symbol of an imposed Western ultra-technical modernity, which strongly underpins a dual colonial and racial issue.(5) In this sense, although a certain number of infrastructures are of a very high level, such as the Grand Port Maritime de la Guyane, they primarily serve the European space activity. Major investments are directly oriented towards space infrastructure, such as the renovation of the GSC funded by CNES and the European Space Agency up to €759 million from 2020 to 2024. Moreover, a former director of the GSC told us that, beyond the question of the significant income gap between space engineers and the rest of the Guyanese population, 25% of GSC jobs come from the French metropole for a limited period. Finally, according to the Guyanese unions, many of the local jobs also come from metropolitan France. At the same time, according to Gabriel Serville, the space sector is seen by the Guyanese as a “parasite which does not bring in enough money”. This argument is based on the sharp decline in the share of the space sector in the Guyanese economy since 1990 (6) and the fact that the GSC is not subject to certain taxes. Thus, Guyanese space is regularly targeted by independence fighters.
Space taken Hostage for the Development of French Guiana
An executive member of a space company established in French Guyana described to us how space played the role of a political magnifying glass on the social situation of the territory. Local collectives have clearly understood that space is their best tool for making their voice heard in government circles, even if this can be to the detriment of the space activity. Mobilizations in the streets of Cayenne and Saint-Laurent-du-Maroni have continued to multiply and gain in intensity, regularly blocking the GSC and launches by roadblocks. In 2017, the engineers working on the base could testify about their fear of riots. The barrage of the GSC for five weeks and its occupation by demonstrators required the emergency evacuation of hundreds of people, including American and Russian Arianespace customers. It long delayed a launch of Ariane 5 carrying Brazilian and Korean satellites.
Already in 1985, French President François Mitterrand asked: “How can we continue to launch rockets against the backdrop of shantytowns?” French and European space actors have therefore invested in the development of French Guiana.
Conciliation Attempts
Already in 1985, French President François Mitterrand asked: “How can we continue to launch rockets against the backdrop of shantytowns?” French and European space actors have therefore invested in the development of French Guiana. Carried by personalities such as the socialist Elie Castor, Member of Parliament from 1981 to 1993, Guyanese space was indeed thought as a tool for the development of the territory. Between 2014-2020, the Phèdre II plan covered €50 million of CNES investment for scientific and digital projects such as equipping classrooms with computers. Since 2000, the CNES mission in French Guiana has also aimed to put space technologies, in particular telecommunications satellites, at the service of French Guiana. However, voices are increasingly being raised against the “scattering of funds” and in favor of refocusing space on its core business.(7) This did not prevent the signing of the Pou Lagwiyann Dékolé protocol on 21 April 2017, which included €1086 million in State investment for territorial development and the commitment of French President Emmanuel Macron to focus the activities of the University of French Guiana on space-related professions.(8) Only time will tell whether these commitments to reduce social inequalities and ensure the sustainability of space activities in French Guiana are sufficient.
Conclusion
European space policy and the development of French Guiana are interdependent, for better and for worse. Therefore, the most advanced Rocket Science remains profoundly affected by the social and territorial factors which build it, and cannot afford to neglect them.
The demonstrations in French Guiana showed the need to rebuild the link between Guianese and the European space sector. In a local newspaper, the mayor of Kourou François Ringuet called for great care to be paid to the European space sector, especially as the innovations brought by NewSpace make the use of GSC relatively more expensive and less relevant.
Moreover, these events raise the question of the link between Europe and its most peripheral regions. The monopoly of Guyana on European launches is being called into question by the desire to develop space ports in Sweden, Italy, Portugal, Scotland and Ireland. This increased inter-regional competition calls for a coherent European coordination strategy for the development of European space infrastructures, to meet the challenges of innovation and profitability, but also of the socio-economic development of the European territories. Indeed, taking account the latter issue is a necessary condition for an ethical use of space for the future, even more so if it is to be intensified.
- Insee, « L’impact du spatial sur l’économie de la Guyane », Dossier Guyane, no 5, 2017.
- CNES, Le spatial et la Guyane en chiffres, 2019.
- Insee, Dossier complet : Département de la Guyane (973), 2020.
- Insee, La Guyane, une région jeune et cosmopolite, 2019.
- Peter Redfied, Space in the Tropics: From Convicts to Rockets in French Guiana, Berkeley: University of California Press, 2000.
- Insee, op. cit., 2017.
- Cour des Comptes, « La politique des lanceurs spatiaux : d’importants défis à relever », Rapport public annuel 2019 – février 2019
- Guillaume Marchand, Le CNES renforce son action en Guyane, National Geographic, 2018.